Ecrivant au
Journal de Paris,
Benjamin Franklin s’exprimait ainsi : « Messieurs vous nous faites
souvent part des découvertes nouvelles ; permettez-moi de vous en
communiquer une dont je suis moi-même l’auteur, et que je crois pouvoir
être d’une grande utilité.
Lettre de Franklin dans le
Journal de Paris du 26 avril 1784 |
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« Je
passais il y a quelques jours, la soirée en grande compagnie, dans une
maison où l’on essayait les nouvelles lampes de MM. Quinquet et Lange ;
on y admirait la vivacité de la lumière qu’elles répandent mais on
s’occupait beaucoup de savoir si elles ne consumaient pas encore plus
d’huile que les lampes communes, en proportion de l’éclat de leur
lumière, auquel cas on craignait qu’il n’y eût aucune épargne à s’en
servir : personne de la compagnie ne fut en état de nous tranquilliser
sur ce point, qui paraissait à tout le monde très important à éclaircir,
pour diminuer, disait-on, s’il était possible, les frais des lumières
dans les appartements, dans un temps où tous les autres articles de la
dépense des maisons augmentent si considérablement tous les jours.
« Je remarquai, avec beaucoup de satisfaction, ce goût général pour
l’économie, car j’aime infiniment l’économie. Je rentrai chez moi et me
couchai vers les trois heures après minuit, l’esprit plein du sujet
qu’on avait traité. Vers les six heures du matin je fus réveillé par un
bruit au-dessus de ma tête, et je fus fort étonné de voir ma chambre
très éclairée : endormi, j’imaginai d’abord qu’on y avait allumé une
douzaine de lampes de M. Quinquet ; mais en me frottant les yeux, je
reconnus distinctement que la lumière entrait par mes fenêtres ; je me
levai pour savoir d’où elle venait, et je vis que le soleil s’élevait à
ce moment même des bords de l’horizon, d’où il versait abondamment ses
rayons dans ma chambre, mon domestique ayant oublié de fermer mes
volets : je regardai mes montres, qui sont fort bonnes, et je vis qu’il
n’était que six heures, mais trouvant extraordinaire que le soleil fût
levé de si bon matin, j’allai consulter l’almanach où l’heure du lever
du soleil était, en effet, fixée à six heures précises pour ce jour-là ;
je poussai un peu plus loin ma recherche, et je lus que cet astre
continuerait de se lever tous les jours plus matin jusqu’à la fin du
mois de juin, mais qu’en aucun temps de l’année il ne retardait son
lever jusqu’à huit heures.
« Vous avez sûrement, messieurs, beaucoup de lecteurs des deux sexes,
qui, comme moi, n’ont jamais vu le soleil avant onze heures ou midi, et
qui lisent bien rarement la partie astronomique du calendrier de la
cour ; je ne doute pas que ces personnes ne soient aussi étonnées,
d’entendre dire que le soleil se lève de si bonne heure, que je l’ai été
moi-même de le voir : elles ne le seront pas moins de m’entendre
assurer qu’il donne sa lumière au même moment où il se lève ; mais j’ai
la preuve de ce fait, il ne m’est pas possible d’en douter, je suis
témoin oculaire de ce que j’avance ; et en répétant l’observation les
trois jours suivants, j’ai obtenu constamment le même résultat. Je dois
cependant vous dire que lorsque j’ai fait part de ma découverte dans la
société, j’ai bien démêlé, dans la contenance et l’air de beaucoup de
personnes, un peu d’incrédulité, quoiqu’elles aient eu assez de
politesse pour ne pas me le témoigner en termes exprès. J’ai trouvé
aussi sur mon chemin un philosophe qui m’a assuré que j’étais dans
l’erreur sur l’article de ma relation où je disais que la lumière
entrait dans ma chambre ; que je concluais mal à propos ce prétendu
fait, de ce que mes volets étaient demeurés ouverts, et que cet
événement accidentel n’avait pas servi à introduire la lumière, mais
seulement à faire sortir l’obscurité ; distinction qu’il appuyait de
plusieurs arguments ingénieux, en m’expliquant comment j’avais pu me
laisser tromper par l’apparence : j’avoue qu’il m’embarrassa, mais sans
me convaincre ; et mes observations postérieures, dont j’ai fait mention
ci-dessus, m’ont confirmé dans ma première opinion.
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« Quoiqu’il
en soit, cet événement m’a suggéré plusieurs réflexions sérieuses, et
que je crois importantes : j’ai considéré que sans l’accident qui m’a
éveillé ce jour-là si matin, j’aurais dormi environ six heures de plus, à
la lueur des bougies. Cette dernière manière de s’éclaire, étant
beaucoup plus coûteuse que la première, mon goût pour l’économie m’a
conduit à me servir du peu d’arithmétique que je sais, pour faire
quelques calculs sur cette matière, et je vous les envoie, messieurs, en
vous faisant observer que le grand mérite d’une invention est son
utilité, et qu’une découverte, dont on ne peut faire aucune usage, n’est
bonne à rien. Je prends, pour base de mon calcul, la supposition qu’il y
a 100 mille familles à Paris qui consomment chacune, pendant la durée
de la nuit, et les unes dans les autres, une demi-livre de bougie ou de
chandelle par heure : je crois cette estimation modérée, car quoique
quelques-unes consomment moins, il y en a un grand nombre qui consomment
beaucoup davantage. Maintenant je compte environ sept heures par jour,
pendant lesquelles nous sommes encore couchés, le soleil étant sur
l’horizon, car il se lève, pendant six mois, entre six et huit heures
avant midi, et nous nous éclairons environ sept heures dans les
vingt-quatre avec des bougies et des chandelles : ces deux faits me
fournissent les calculs suivants.
« Les six mois du 20 mars au 20 septembre me donnent 183 nuits ; je
multiplie ce nombre par sept, pour avoir le nombre des heures pendant
lesquelles nous brûlons de la bougie ou de la chandelle, et j’ai 1281 :
ce nombre multiplié par 100 mille qui est celui des familles, donne
128 100 000 heures de consommation, à supposer, comme je l’ai dit, une
demi-livre de bougie ou de chandelle consommée par chaque heure dans
chaque famille, on aura 64 050 000 livres pesant de cire ou de suif
consommés à Paris ; et si l’on estime la cire et le suif l’un dans
l’autre au prix moyen de 30 sous la livre, on aura une dépense annuelle
de 96 075 000 livres tournois, en cire et suif ; somme énorme, que la
seule ville de Paris épargnerait en se servant, pendant les six mois
d’été seulement, de la lumière du soleil, au lieu de celle des
chandelles et des bougies ; et voilà, messieurs, la découverte que
j’annonce, et la réforme que je propose.
« Je sais qu’on me dira que l’attachement aux anciennes habitudes est
un obstacle invincible à ce qu’on adopte mon plan ; qu’il sera plus que
difficile de déterminer beaucoup de gens à se lever avant 11 heures ou
midi, et que par conséquent ma découverte restera parfaitement inutile
mais je répondrai qu’il ne faut désespérer de rien : je crois que toutes
les personnes raisonnables, qui auront lu cette lettre, et qui, par son
moyen, auront appris qu’il fait jour aussitôt que le soleil se lève, se
détermineront à se lever avec lui ; et quant aux autres, pour les faire
entrer dans la même route, je propose au gouvernement de faire les
règlements suivants :
« 1°.
Mettre une taxe d’un louis sur chaque fenêtre qui aura des volets,
empêchant la lumière d’entrer dans les appartements aussitôt que le
soleil est sur l’horizon.
2°. Etablir pour la consommation de la cire
et de la chandelle dans Paris, la même loi salutaire de police qu’on a
faite pour diminuer la consommation du bois pendant l’hiver qui vient de
finir ; placer des gardes à toutes les boutiques des ciriers et des
chandeliers, et ne pas permettre à chaque famille d’user plus d’une
livre de chandelle par semaine.
3°. Placer des gardes qui arrêteront
tous les carrosses dans les rues après la nuit fermée excepté ceux des
médecins, des chirurgiens et des sages-femmes.
4°. Faire sonner
toutes les cloches des églises au lever du soleil ; et si cela n’est pas
suffisant, faire tirer un coup de canon dans chaque rue pour ouvrir les
yeux des paresseux sur leur véritable intérêt.
« Toute la difficulté sera dans les deux ou trois premiers jours,
après lesquels le nouveau genre de vie sera tout aussi naturel et tout
aussi commode que l’irrégularité dans laquelle nous vivons ; car il n’y a
que le premier pas qui coûte. Forcez un homme de se lever à quatre
heures du matin, il est plus que probable qu’il se couchera très
volontiers à huit heures du soir ; et qu’après avoir dormi huit heures
il se lèvera sans peine à quatre heures le lendemain marin. L’épargne de
cette somme de 96 075 000 livres tournois, qui se dépensent en bougies
et chandelles, n’est pas le seul avantage de mon économique projet. Vous
pouvez remarquer que mon calcul n’embrasse qu’une moitié de l’année, et
que par les mêmes raisons on peut épargner beaucoup, même dans les six
mois d’hiver, quoique les jours soient plus courts. J’ajoute que
l’immense quantité de cire et de suif qui restera après la suppression
de la consommation de l’été, rendra la cire et le suif à meilleur marché
l’hiver suivant et pour l’avenir, tant que, la réforme que je propose
se soutiendra.
« Quoique ma découverte puisse procurer de si grande avantages, je ne
demande, pour l’avoir communiquée au public avec tant de franchise, ni
place, ni pension, ni privilège exclusif, ni aucun autre genre de
récompense, je ne veux que l’honneur qui doit m’en revenir si l’on me
rend justice. Je prévois bien que quelques esprits étroits et jaloux me
le disputeront ; qu’ils diront que les anciens ont eu cette idée avant
moi, et peut-être trouveront-ils quelques passages dans de vieux livres
pour appuyer leurs prétentions. Je ne leur nierai point que les anciens
ont connu, en effet, les heures du lever du soleil ; peut-être ont-ils
eu, comme nous, des almanachs où ces heures étaient marquées ; mais il
ne s’ensuit pas delà qu’ils aient su ce que je prétends avoir enseigné
le premier, qu’il nous éclaire aussitôt qu’il se lève : c’est là que je
revendique comme ma découverte.
« En tout cas si les anciens ont connu cette vérité, elle a été bien
oubliée depuis et pendant longtemps, car elle est certainement ignorée
des modernes ou au moins des habitants de Paris, ce que je prouve par un
argument bien simple. On sait que les Parisiens sont un peuple aussi
éclairé, aussi judicieux, aussi sage qu’il en existe dans le monde.
Tous, ainsi que moi, ont un grand goût pour l’économie, et font
profession de cette vertu ; tous ont de très bonnes raisons de l’aimer,
chargés comme ils le sont des impôts très pesants qu’exigent les besoins
de l’État : or cela posé, je dis qu’il est impossible qu’un peuple
sage, dans de semblables circonstances, eût fait si longtemps usage de
la lumière fuligineuse, mal saine et dispendieuse de la bougie et de la
chandelle, s’il eût connu, comme je viens de l’apprendre et de
l’enseigner, qu’on pouvait s’éclairer pour rien de la belle et pure
lumière du soleil. »
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